Carte Blanche à Anne Rochette

Serendip (trois)

Maya Benkelaya - Arnaud Laroche - Romain Trinquand

du 6 au 17 décembre 2011


Maya Benkelaya

Née en 1980 à Alger
Vit et travaille à Saint-Denis
maya.benkelaya@gmail.com

Maya Benkelaya
Sans titre, 2011
42 x 80 x 0,3 cm
Plastique, tubes chirurgicaux, peinture


Arnaud Laroche

Né en 1979
Rue de Stalle, 17
B1180 BRUXELLES
arnaud_lar@yahoo.fr

Arnaud Laroche
How does it feel?, 2011
140 x 55 x 50 cm
résine acrylique, bois


Romain Trinquand

Né en 1982
9 allée des Perdrix
77420 CHAMPS-SUR-MARNE
06.76.11.54.89
romain.trinquand@laposte.net

Romain Trinquand
Cosmos, 2011
25,5 x 16,7 cm
encre à la plume


Serendip (trois)
Les contes, de tous temps et de tous lieux, et même lorsqu’on ne les a pas lus, ont des vies multiples, leurs images sont comme cailloux au bord du chemin, leurs mots prennent parfois ainsi que prend la mayonnaise, et sortent du conte pour nommer ce qui jusque là n’avait pas de nom. Ainsi de ce mot, serendipity, un mot que j’ai connu d’abord en anglais, pour désigner un événement, une trouvaille due à des circonstances imprévues, un mot qui avait une odeur de cadeau, et même de bonheur. Plus tard, je retrouvais ce mot en français, la sérendipité, au détour d’une conversation entre chercheurs, qui par ce mot nommaient l’un des modes de l’intelligence scientifique, une disponibilité à trouver ce que l’on ne cherchait pas, ce que j’ai immédiatement passé au filtre de ma propre expérience, d’artiste, d’enseignante, de femme. Le mot m’a emmenée à sa source, un conte persan dont la première version écrite daterait du début du 14e siècle et qui relate les aventures des trois princes de Serendip (que l’on tient pour le nom persan de Ceylan), que leur père rejette au loin, après les avoir éduqués pour régner. L’anecdote marquante est celle du chameau perdu, que les trois frères « trouvent » sans pour autant le chercher, par leur façon d’être totalement disponibles à ce qui croise leur chemin, dans la finesse extrême de leur lecture des signes et des choses. Le conte est peu connu, mais il nous en est resté ce mot, qui par delà son exotisme nous renvoie à un mode opératoire dans lequel ce qui est trouvé n’est pas déterminé au départ, mais en quelque sorte offert par le chemin pris, à la condition essentielle de l’« attention »…
Et je n’oublie pas qu’au départ des aventures des trois princes de Serendip, il y a l’incertitude d’un « éducateur », qui doute de sa capacité à donner à la génération suivante la sagacité qui lui permettrait non seulement de survivre mais aussi de régner. C’est donc aussi une histoire de transmission, une interrogation sur la façon selon laquelle une génération transmet à la suivante les moyens de son propre effacement. En tant qu’enseignante, je me pose souvent cette question, qui touche à l’efficace, ce qui à nos actes donne effets. J’ai compris assez vite que la ressemblance n’était pas le mode opératoire qui me convenait. On peut enseigner par l’exem­ple, mais jamais pour produire de la ressemblance. Ce que je cherche à transmettre touche à l’aptitude à se mettre en mouvement, à la quête, au désir, dans la tension vers des choses, des images, des gestes, des instants, qui puissent être par­tagés, perçus, sous le vocable d’œuvres. Je mets ce processus, que j’estime pédagogique, sous le double signe de la disponibilité et de la curiosité. Curiosité pour la tradition, pour l’immédiat, pour le proche et le lointain, curiosité pour le langage comme pour le sensible, disponibilité à ce que nous ne reconnaissons pas, tout comme à ce que nous croyons maîtriser. C’est par-là que je retrouve mes trois princes de Serendip, dont la qualité première semble être la disponibilité tous azimuts à ce qui leur advient.
Pour en revenir à nos moutons, lorsque la Galerie du Haut Pavé m’a proposé une carte blanche, j’ai eu envie de mettre en acte les questions que je peux me poser sur la transmission et de montrer le travail de jeunes artistes sortis plus ou moins récemment de l’atelier dont je suis responsable à l’Ensba. J’avais envie de produire une exposition un peu incongrue, à proposer la cohabitation de pratiques hétérogènes et à manifester ainsi qu’enseigner n’est pas faire école et que choisir n’est pas ranger dans une case.
En rassemblant Maya Benkelaya, Arnaud Laroche et Romain Trinquand, j’ai choisi de jeunes artistes que j’estime pour leur travail et pour leur singularité. Dans les années souvent difficiles qui suivent la sortie d’une école et comme beaucoup d’autres jeunes artistes de leur génération, ils arrivent à tenir un travail, une position, à leur rythme, et pour aujourd’hui en dehors des circuits commerciaux. Je les ai choisis aussi car il me semble qu’ils sont à l’un de ces moments charnières, où la pratique a établi sa nécessité dans un chemin plutôt solitaire et a besoin de sortir au grand air, de se frotter à des publics différents, toute occasion est alors bonne à prendre. Je n’ai pas cherché à rassembler de jeunes artistes sur une sorte d’« esprit de famille », mais il me semble qu’il y a néanmoins chez tous les trois un humour singulier et quelque chose de funky, un mot difficile à traduire en français, sans doute une façon d’être un peu à côté de la plaque, pas tout à fait accordé à son temps. C’est du joyeux et du triste, de la légèreté qui n’exclut pas l’inquiétude, une suspension de la réponse au bénéfice de la question, un désir à la fois de produire et de tenir une forme et de ne prendre aucun critère formel comme garanti. À leur mesure, qui n’est pas celle du spectaculaire, et chacun à sa manière, ils pratiquent un art qui m’est roboratif. Maya Benkelaya dans une pratique de l’impur, du mou, d’un corporel sans corps figuré, Arnaud Laroche pour qui le plaisir de la forme sculptée résiste à un humour de plus en plus grinçant, Romain Trinquand qui se coltine par l’aiguille et la plume avec les cauchemars d’hier et d’aujourd’hui. Et comme à Serendip, ils prennent le temps de chercher ce qu’ils ne trouvent pas toujours et trouvent parfois ce qu’ils ne cherchaient peut être pas.

Anne Rochette

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