Carte Blanche à Tristan Trémeau

Frédéric Diart - Édouard Prulhière - Bernard Guerbadot - Thomas

AN IDIOTMA

du 9 au 20 décembre 2008


Tristan Trémeau

Né à Lille en 1969
Vit et travaille à Paris et Bruxelles
Docteur en histoire de l’art, il enseigne l’histoire et les théories de l’art et des expositions à l’École supérieure des Beaux-Arts de Cornouaille à Quimper, à l’Université Paris 1-Sorbonne et à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Critique d’art, il a longtemps écrit pour Artpress (Paris) et Ddo (Roubaix). Il est aujourd’hui membre du comité de rédaction d’Art 21 (Paris) et Contrast-e (Paris, New York), chroniqueur pour ETC (Montréal) et collaborateur régulier de L’art même (Bruxelles). Ses écrits se déploient selon trois axes qui se recoupent peu à peu : une démarche historique et théorique sur la question des lieux de la peinture depuis les avant-gardes, un questionnement critique des théories de l'oeuvre et de l’art depuis le minimalisme et le pop art, une analyse critique des enjeux esthétiques et idéologiques de l’art actuel.
Il a été commissaire de nombreuses expositions, dont : Goya informe (musée des Beaux-Arts, Tourcoing, 1999), Entre excès et retrait (Frac Nord-Pas-de-Calais, Dunkerque, 1999), Tableau, la peinture n’est pas un genre (musées de Morlaix, Brou et Tourcoing, 1999-2000), Philippe Richard-Peter Soriano (musée des Beaux-Arts, Tourcoing, 2000), Bruno Dumont-Bernard Guerbadot (L’H du Siège, Valenciennes, 2001), La règle de l’arbitraire (Académie royale des Beaux-Arts, Bruxelles, 2003), Quatuor plastique (École des Beaux-Arts, Valence, 2003), L’art dans ses passages (Galerie Pitch, Paris, 2004).

Frédéric Diart

Né en 1966, vit et travaille à Chauffailles
Après des résidences d’artistes en Allemagne, à Villeneuve-Les-Avignon et à l’Atelier 63 à Haarlem aux Pays-Bas (1990-1992), Diart présente son travail dans le cadre de deux expositions au Centre d’arts plastiques de Saint-Fons (essai de A. Trouttet) en 1993 et à la Maison des expositions Genas (essai T. Freiwald) en 1996. Il participe à des expositions collectives au sein de la Galerie Nelson à Paris et lors d’Art Basel et Art Chicago (1996-1998).
Expositions personnelles récentes : Josselyne Naef art contemporain (Lyon, 2000, essai de R. Cuir), Espace Vallès-Centre d’art contemporain de Saint-Martin-d’Hères (2005, essai de F. Planchon), Parc Saint-Léger Centre d’art contemporain de Pougues-Les-Eaux (2006, essais de T. Trémeau et F. Bazzoli), Musée municipal Bourbon à Lancy (2007).
Expositions collectives récentes : Kunstpavillon d’Inns­bruck en Autriche (2003), 20 sur 20 au centre d’art contemporain de Saint-Fons (2006), Galerie Sandra Buergel à Berlin (2007).
Frédéric Diart a participé au Portfolio le secret, éditions Noria, Paris, 2008.

Frédéric Diart


Édouard Prulhière

Né à Paris en 1965
Vit et travaille à Paris et New York
Premières expositions personnelles à la Galerie Daniel Blau (Münich, 1993), à la Galerie Achim Kubinski (New York, 1993 et Stuttgart, 1995) et à la Galerie Météo (Paris, 1994, 1997). En 2003-2004, trois expositions à L’H du Siège (Valenciennes), à l’École des Beaux-Arts de Belfort et à la Galerie Les Filles du Calvaire (Paris) font un premier bilan de sa démarche, accompagné d’un catalogue qui inclut deux essais de J. Ryan et T. Trémeau.
Expositions personnelles récentes : Bellwether gallery (New York, 2004), MAAC (Bruxelles, 2006), Galerie Les Filles du Calvaire (Bruxelles, 2006), Maison de la Culture d’Amiens (avec P. Pesez, 2006), L’art dans les chapelles (2007) et Biennale de Sculpture de Laval (2008). Son oeuvre est représentée par Les Filles du Calvaire (Paris, Bruxelles).
Ses œuvres ont été présentées dans de nombreuses expositions collectives sur la peinture abstraite contemporaine, en Europe et aux États-Unis (sélection) : Painting in an expanded field (commissaire S. Ostrow, Bennington College, USA et Centre d’Art de Saragosse, Espagne, 1996), Unpriviledge Spaces (Edvik Konst och Kultur, Stockholm, Suède, 1998), Pintura (commissaires E. Suchère et J.-C. Vergne, 2000), The resonance of Support/Surface (commissaire S. Ostrow, Drobsky Gallery, New York, 2002), Quatuor plastique (commissaire T. Trémeau, École des beaux-arts, Valence, 2003), Derivados da pintura (commissaire C. Delgado, Galerie Fernando Pradilla, Madrid, 2008).

Edouard Prulhiere


Bernard Guerbadot

Né et décédé à Lille (1948-2005)
Premières expositions personnelles (1977-1980) au centre Culturel de Brétigny-sur-Orge, à la Galerie de l’Ancienne Poste à Calais, à la Galerie Mixage à Caen et à la Galerie Déclinaisons à Rouen. En 1989, deux expositions au CREDAC à Ivry-sur-Seine et à la Médiathèque de Faches-Thumesnil font le bilan de 15 ans de sa démarche, accompagnées d’un catalogue (essais de G. Durozoi et F. Valabrègue). En 1998, trois expositions au 19, Centre régional d’art contemporain de Montbéliard, au Musée du château de Montbéliard et à la Médiathèque de Faches-Thumesnil présentent ses plâtres des années 90 et, pour la première fois, ses volumes des années 70 (essais de P. Cyroulnik et G. Durozoi).
Sélection d’expositions personnelles et collectives récentes : Duos avec B. Dumont à L’H du Siège (Valenciennes, 2001), dans La Borne du Pays où le Ciel est toujours Bleu (Issoudun, 2002) et à l’Agart (Amilly, 2003) ; La règle de l’arbitraire (Académie royale des beaux-arts, Bruxelles, 2003) ; De brefs déplacements (Galerie Pitch, Paris, 2004) ; Hommage à Bernard Guerbadot (MACC, Fresnes, 2006) ; Bernard Guerbadot (Espace du dedans, Lille, 2006) ; Champs d’expériences (Le 19, Montbéliard, 2007).
Il a également réalisé de nombreuses sérigraphies et multiples avec Alain Buyse à Lille (de 1986 à 2005). Des œuvres de Guerbadot sont présentes dans les collections du musée d’art moderne de Saint-Étienne, du musée des Beaux-arts de Tourcoing, du Frac Nord-Pas-de-Calais, du Frac d’Alsace et de la Bibliothèque Nationale à Paris.


Thomas

Né à Arras en 1941, décédé à Nice en 2000.
La vie et le parcours artistiques de Thomas, nom qu’il s’est choisi au milieu des années 1950, sont difficiles à retranscrire tant ils sont percés de trous à l’instar de ses œuvres. Il aurait réalisé, à l’adolescence dans le centre d’apprentissage où il était pensionnaire, 3000 papiers troués avec différents outils pour « remplir le vide ». Tout en exerçant un métier à Arras, son désir de devenir artiste fut renforcé par la rencontre marquante des œuvres de Bernard Réquichot, avec lesquelles son travail entretient des résonances, et celles de l’artiste brut Adolf Wölffli. Deux expositions à Arras, au début des années 1960 et en 1970, le laissent sans public, sans reconnaissance.
Solitaire et voyageur dans les années 70, il n’en développe pas moins des relations avec des artistes français (notamment Gérard Duchêne et Ben) et étrangers par le biais du Mail Art qui convient à son travail plastique et scriptural. C’est à l’occasion d’expositions collectives dans le Nord de la France, en Belgique et en Allemagne qu’entre 1978 et 1986 que son travail commence à accéder à une visibilité relative. Entre 1988 et 1997, il est présenté à la galerie Godard à Lille, à la Galerie Empreinte à Arras, à la Galerie Les Cahiers de l’Atelier à Toulouse, à la Galerie Atelier 2 à Villeneuve-d’Ascq et au musée des Beaux-arts d’Arras. En 1999, quatre de ses œuvres sont exposées dans le cadre de Goya informe. Descendances modernes de Goya (de Victor Hugo à Jean-Pierre Pincemin) au musée des Beaux-Arts de Tourcoing (essais de T. Trémeau et J.-R. Lefebvre).
Depuis son décès, une exposition en duo avec Pincemin à l’Agart à Amilly (2004) et deux expositions personnelles à l’Espace du dedans à Lille (2005) et au domaine de Cleverland à Nice (2006) ont tenté de donner une visibilité plus large à cet œuvre singulier.


An Idiotma : lorsque parut en 2003 un CD du quatuor Arditti en hommage à Luigi Nono, une coquille déforma comiquement le titre du seul quatuor que composa ce dernier, An Diotima (1979/80) — du nom qu’Hölderlin donnait à sa maîtresse. D’une certaine manière, cette coquille était inévitable, cette composition se présentant comme une partition extrêmement complexe, relativement illisible, qui met à l’épreuve l’interprétation des musiciens. Soixante extraits de poèmes d’Hölderlin, consignés au-dessus des notes, imprègnent la structure musicale comme sources de méditations et formes fragmentaires pour les musiciens qui, de surcroît, doivent définir leurs choix d’interprétations en fonction de repères paradoxaux. Les valeurs des notes précisées sur la partition sont en effet recouvertes d’une suite mouvante de points d’orgue qui, souvent, contredisent la durée conventionnelle des valeurs — un point d’orgue long peut être attribué à une note brève et inversement. Ici est le temps, dit l’Apocalypse de Jean de Pierre Henry (1968), dans An Diotima le flux du temps est sans cesse freiné, fragmenté, suspendu, pris en schize entre différentes vitesses. Quant aux fragments enfouis d’Hölderlin, ils sont inaudibles car nul naturalisme n’entre dans l’interprétation qu’en font les musiciens, mais nécessaires à Nono car porteurs de « chants » d’espoirs politiques.
Dans un récent article, j’avais envisagé un lien entre le caractère éprouvant des dispositifs musicaux de Nono et, narratifs, de Kafka, avec l’économie rhizomique du travail de Guerbadot, au sujet de ses volumes et Relevés de la fin des années 1970. Ses volumes mobilisent une appréhension visuelle et tactile intense en raison de la discontinuité de plans pliés, divisés et intersectés qu’ils portent au regard, le tout pris dans une résine dont la translucidité contrariée par la cire et, parfois, l’ajout de peinture blanche, laisse entrevoir des fragments chromatiques des objets internés (os, dessins, fil et autres objets non identifiés, parfois oubliés). Ces intersections de plans sont la mémoire tridimensionnelle d’un travail mené au sol à partir d’un os posé sur un papier. Recouvert de fibre de verre et de résine, ce premier état fut ensuite l’objet d’une découpe dont le résultat, déposé sur un plan et à son tour recouvert de résine, fut de nouveau découpé et ainsi de suite jusqu’à la forme prise par les volumes exposés. Les Relevés restituent sous une forme cartographique les états intermédiaires de ces opérations mais sans la transparence attendue. Repris des années après, ils sont des sortes de palimpsestes tremblés dont l’effet ressortit à des états de veille imageante mais trouble, tels ceux qui peuvent accompagner, au réveil, les rémanences d’une intense activité cérébrale nocturne.
Comme le prévenaient Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, il ne suffit pas de célébrer le multiple, le rhizome ou la déterritorialisation pour prétendre les vivre, il faut en faire l’expérience, quitte à ce que celle-ci soit limite et périlleuse pour le sujet. C’est le parti que prit Guerbadot lorsque, se refusant à laisser de côté toute extension possible d’un travail en cours, il en accompagna et développa les ramifications, au risque d’une perte de tout centre, voire de tout désir d’objectivation. Il me semblait intéressant de confronter cette économie singulière du travail à celle, notamment de Prulhière, dont les œuvres ressortissent pourtant à un registre plastique très distinct, presque exubérantes dans la charge picturale des objets qu’il produit. Ses récents Ballots sont l’actuelle issue d’un travail débuté en 1995, lorsque Prulhière recouvrit de résine monochrome certaines de ses œuvres, acte négatif de destruction et de négation de leur éclat pictural qui, dans le même temps, fit ressortir sous cette nouvelle peau rutilante le squelette tactile des compositions. Un autre acte négatif, la découpe de trous dans cette surface monochrome, impliqua la prise en main de l’ensemble des constituants du tableau (jusqu’au châssis) ainsi que des rapports et des passages entre l’œuvre, le mur et l’espace. Tandis que les tableaux troués et les volumes déstructurés-architecturés traduisent une forme de double bind de la peinture, tiraillée entre deux sollicitations spatiales et temporelles contradictoires, les volumes muraux compactés et les Ballots exposent des dépouilles sanglées de subjectile et de peinture mêlés, dans un équilibre de sérieux et d’ironie, de réussite triviale et d’échec sublime.
Prulhière et Diart partagent une même économie de la destruction et de la création, ainsi qu’un même goût pour le débordement grotesque de leurs opérations et, plastique, de leurs œuvres. Ce qui les distingue en effet de leurs aînés Guerbadot et Thomas est qu’ils ont eu, dès l’entame de leurs démarches, à la fin des années 1980, à se confronter à une situation esthétique définie par l’ancrage institutionnel des discours sur la fin de la peinture. Toutefois, entre les œuvres de Prulhière et celles de Thomas il y aurait un lien qui est celui de la crise du lieu —du lieu de la peinture/du subjectile pour le premier, du lieu de l’être/du sujet pour le second. Dès son adolescence dans une région trouée par la guerre 14-18 et les mines (Artois-Picardie) et dans un contexte marqué par la guerre d’Algérie, Thomas n’a cessé de trouer des images, des textes et des cartes géographiques par piquetage, brûlure, perforation. Les résonances de son travail avec ceux de Réquichot et Wölffli situent sa singularité par rapport aux courants artistiques contemporains de ses premières œuvres, même si d’autres résonances peuvent apparaître avec le nouveau réalisme et le pop art, notamment par le biais de l’ironie — mais une ironie habitée par l’espoir de dépasser le sentiment du néant à travers le geste paradoxal de trouer quotidiennement le plein d’images et de textes. En tout cas, cette pratique née d’un sentiment profond d’ennui et de désoeuvrement l’aura conduit à développer une œuvre plastique étonnante d’invention et de subtilités picturales (malgré l’absence de peinture), laquelle n’a cessé de retenir l’attention d’artistes, frappés par la singularité discrète de sa langue et son économie.
« Illisibilité partielle avec manques », « processus d’illisibilité achevé » : ces indications descriptives consignées par Thomas pourraient être reprises par Diart qui, depuis quinze ans, enfouit dans ses tableaux des mots d’Hölderlin, Georg Büchner, Robert Walser, David Rousset et Primo Levi. Il y a cependant une différence de taille entre les textes rendus illisibles par l’un et l’autre puisque Thomas s’attaquait à des extraits de littérature enfantine, populaire et/ou propagandiste. Les mots que Diart choisit (pallaksh, dochodjaga, oui morte hiéroglyphe…) sont des fragments d’expériences limites, des mots rescapés de sujets en crise, errants ou soumis à des processus de dépersonnalisation et de réification. Biffés ou superposés dans les titres des œuvres, voire amputés de leurs consonnes ou de leurs voyelles, ces mots-matières que Diart inscrit au préalable au pochoir dans ses tableaux sont par ailleurs souvent rendus illisibles par le travail de superposition et de décapage des couches. Ces choix et ces processus traduisent un même désir benjaminien que celui de Nono d’attiser « pour le passé la flamme de l’espérance (qui) n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que devant l’ennemi, s’il vainc, même les morts ne seront pas en sécurité ». C’est d’ailleurs à des œuvres de Diart qui portent en elles la coquille du CD du quatuor Arditti que cette exposition doit l’inspiration de son titre.
À l’exception de Prulhière, dont le travail a été régulièrement exposé de façon monographique en galeries et contextualisé dans des manifestations de groupe sur la situation de la peinture contemporaine, Guerbadot, Diart et Thomas n’ont pas ou ont peu bénéficié d’une visibilité conséquente de leurs œuvres. Ils ont pourtant créé des œuvres remarquables, intensément investies et généreuses dans leur engagement artistique et philosophique, qui nécessitent aujourd’hui qu’elles soient vues et investies à leur tour par des regards engagés. Tel est l’enjeu, outre ceux de créer une situation de mise en regard de ces quatre démarches qui partagent nombre d’affinités et de contextualiser autrement l’œuvre de Prulhière, de cette exposition.

Tristan Trémeau, 2008

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